(remue-méninges 29, incommunicabilité).
Jusqu'où peut aller le dialogue ? A partir de quand tombe-t-il dans l'impasse ? C'est à cette question que j'avais voulu essayer de répondre en posant cette charade en trois pièces, doublées d'une pièce supplémentaire.
Je voulais illustrer l'incommunicabilité et ai commencé par un qui pro quo.
Cela en a induit en erreur au moins deux d'entre vous, Abdel et Ludo, qui a cru que le qui pro quo était mon fil rouge et qui nous a écrit, au passage, en quatres syllabes résolues, un beau manuel de dialogue, vous verrez ça.
Mais pourquoi mettre le qui pro quo en avant ? Pour faire honneur au théâtre, qui dédramatise le tragique de l'incommunicabilité humaine, à supposer qu'elle existe.
Le "qui pro quo", c'est littéralement, qui à la place de qui : on prend quelqu'un pour un autre, on emploierait un mot pour un autre, on s'enferre dans le "mal entendu".
Mal entendu ? vous avez bien entendu ? Ben voilà, une des premières impasses du dialogue : le malentendu, au propre comme au figuré. A la base, on peut commencer par ne pas entendre les paroles qui ont été prononcées par notre vis-à-vis, par littéralement ne pas entendre, avant qu'on nous dise (et c'est vrai aussi) :
"Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre."
Au figuré, un malentendu, c'est partir sur deux bases de compréhension différentes, c'est ne pas se comprendre, suivre chacun sa logique, et, au bout du qui pro quo moral, être amené à se dire qu'il faut rompre le dialogue, briser là, car on ne s'entend pas. Chacun entend ce qu'il veut entendre et, à la fin, ça vient se briser sur un malentendu.
Le malentendu, Abdel l'appellerait plutôt une obstruction. On fait obstruction à ce que dit l'autre, c'est pourquoi on ne l'entend pas. De même, Mouss ne croit pas à l'incommunicabilité des êtres, bien qu'il puisse parler de quelqu'un d'"insaisissable", de quelqu'un qui fuit parce qu'il se fuit, de quelqu'un qui vous échappe parce que, se fuyant, il n'y a rien à l'intérieur. La communication, insiste Mouss, porte seulement sur les choses, pas sur les êtres.
Pour moi, qui ai le sens du tragique, bien que le qui pro quo appartienne au genre de la comédie, je croirais assez à l'incommunicabilité des êtres, comme à un summum conditionnel de solitude humaine. Mon père aimait répéter qu'on naît seul et qu'on meurt seul. Techniquement, c'est faux, mais si l'on se place du point de vue de l'expérience personnelle du passage, c'est vrai. D'autre part, il y a certains moments d'épreuve où l'on ne peut communiquer ce qu'on endure, Quand l'épreuve devient notre condition secondaire, quand on n'a pas les mots pour la dire, de l'aphasie à l'incapacité à trouver les mots, on fait corps avec son épreuve, jusqu'à finir par croire qu'on est incommunicable comme elle. On est incommunicable par métonymie de soi qui se prend pour son épreuve. En troisième lieu, la difficulté de communiquer peut tenir à ce qu'on ne pense pas, on ne parle pas et on ne vit pas sur le même rythme. Il y a là une différence de rythme biologique, qui peut donner le sentiment que la communication est impossible. Faut-il aller jusqu'à croire, de cette communication difficile, à l'incommunicabilité ? A ce stade, peut-être vaut-il mieux travailler à diminuer la différence. Mais qui doit travailler le plus ? Le plus fort, de même qu'on n'ouvre jamais une fenêtre si quelqu'un a froid ou qu'on évite de fumer si quelqu'un est incommodé ? Reconnaisssons que cette injonction faite au plus fort d'avoir toujours à faire effort pour se rapprocher du plus faible peut également finir par l'épuiser. Pour être plus fort, on n'en est pas moins inépuisable.
Ludo préfère que l'on parle d'une incompatibilité de caractères que d'une incompatibilité d'humeurs pour expliquer le sentiment de l'incommunicabilité. Mais il croit au dialogue, il a l'air d'y croire sans limites, écoutons la leçon qu'il nous donne (il ferait un bon médiateur) :
"4 N, i, e, celui qui nie doit expliquer pourquoi, car sa dénégation pourrait
passer pour un aveu d'impuissance, n'oublions pas que le sujet de la charade
est la communication,
5 B, i, l, e, les conflits, la rancune peut amener à se faire de la bile, ce
n'est pas bon pour la santé et le moral,
6 I, rouge de colère qui est mauvaise conseillère et amène à dire des choses
qu'on ne pense pas,
7 T, avec sa barre bien droite pour plus de clarté comme devrait l'être nos
paroles."
Comme, en peu de mots, les choses sont bien dites !
Mais le dialogue a-t-il des limites ?
D'abord, on peut déplorer que le vocabulaire commun le limite au registre de la communication, ce mot est très en vogue ! A partir de quand la communication est-elle devenue un champ d'apprentissage ? De la même époque, sans doute, où l'on a commencé à rendre pathologiques nos moindres défauts. Jadis, la maladie psychiatrique ne passait pas le champ de l'aliénation. Mais, à mesure que ce mot d'aliénation, sous l'inspiration du marxisme, en est venu à étendre ses champs d'application, de l'aliénation économique à l'aliénation de notre individu par ses propres vices ou défauts, à mesure que ce mot d'aliénation, employé de manière extensive, suggérait que le remède à ce mal moral, que l'individu se faisait à lui-même, pouvait être administré par la société, nos mauvais penchants sont devenus des maladies, ce qui nous a déresponsabilisé de les vaincre, tandis que la communication était l'apologie disciplinée, raisonnée et administrée de la mise en commun. Je tire peut-être des conclusions hâtives, mais ce faisant, j'essaie de dégager ce que Michel foucault appelait une épistémè, c'est-à-dire un contour de mentalité qui tend à ce qu'une réalité soit représentée d'une certaine façon et par un certain signifiant, qui n'est jamais neutre.
Le dialogue est-il sans limites ? A l'origine, la démocratie croyait que non. Or peu à peu, ellle a étendu le nombre des interdits. Ceux-ci ne concernaient d'abord que l'appel au meurtre, on est passé de là à des délits d'opinion, voire on a étendu ceux-ci au champ de l'histoire et de la science. Il en est résulté une appréciation tout à fait différente de la catégorie des "tabous". "Toute société sécrète ses propres tabous", dit-on communément et un peu commodément. C'est aller un peu vite en besogne. Quand le tabou se rattache à un système primitif de croyances, Freud nous dirait qu'il vient d'une "peur du contact" (cf "Totem et tabou"). Quand le tabou devient le résultat d'un système de croyances échafaudé en doctrines, il devient une censure morale. D'une société qui a déclaré vouloir se fonder en raison, on aurait pu croire que serait évacué le tabou. Or il paraît que non. Pire, non seulement le tabou n'est pas éliminé, mais il est sécrété volontairement, non seulement par une peur moral, mais par un a priori social, qui s'assume comme tel. Non sans que cet a priori social assumé ne puisse à son tour procéder de quelque traumatisme d'ordre historique. Mais, dans une société fondée en raison, chacun ne paraît pas avoir un droit égal à avancer ses propres traumatismes pour qu'en soient tirés des tabous partagés en commun. Bien qu'il y ait une certaine facticité à fabriquer plutôt qu'à sécréter ses propres tabous, que tous les tabous ne soient pas communicables est nécessaire pour garder sa cohérence au système des tabous, qui doit sauvegarder un système cohérent de croyances communes. Mais, à partir du moment où la fabrication sociale des tabous s'impose et prend le pas sur la sécrétion naturelle et morale des tabous, c'est que la démocratie a cessé de croire au caractère illimité du dialogue, et conditionne ses citoyens à n'y pas croire comme elle.
Partant, un système de tabous étant, pour une raison ou pour une autre, intégré par les citoyens de la société qui les a sécrétés ou fabriqués, le dialogue est-il sans limites ? J'ai la sensation qu'on ne peut amener quelqu'un qui a suffisamment intégré son système de croyances au-delà d'un certain seuil de convictions. Au-delà de ce seuil, étant donné qu'on va transformer ses tabous, on 'nest plus à proprement parler dans le dialogue. On est à un point de passage où l'on prétend faire passé un gué et franchir un rubicond mental à son vis-à-vis. Les relations en sont plus difficiles, car on est un transformateur de tabous, ce qu'on ne peut être sans forcer une conscience. La démocratie vous dirait que le viol est interdit. On doit pourtant reconnaître que les consciences ne sauraient être transformées sans être en rien forcées. Elles s'y refuseraient, autrement. La question est de savoir si la chose est légitime ou non. J'ai tendance à penser que non, donc je dois reconnaître que le dialogue a ses limites. Je termine ce compte rendu, comme le précédent, sur ce constat douloureux pour moi : il faut se limiter, et même, le dialogue a ses limites.
A suivre, un modèle de décomposition.
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